Massothérapeute pendant 30 ans, il a été le cofondateur et directeur du Centre d’épanouissement psycho-corporel de l’Outaouais.
Entrevue par Carole Verdon
J’ai eu le bonheur de vivre une rencontre de trois heures avec cet homme de cœur. Je n’ai pas pris de notes, j’ai écouté ses paroles, une à une; un petit enregistreur entre nous. C’est un homme à l’intelligence analytique, vivement là dans le moment présent, pour qui le rapport humain est de l’ordre du sacré. Intuitif, il possède un flair remarquable; qualités plutôt nécessaires quand on est massothérapeute.
Un désir né d’une privation dans l’enfance, voilà d’où est venue sa motivation à devenir massothérapeute. Son père, atteint de tuberculose, était contagieux. C’est avec un trémolo dans la voix qu’il exprime avoir été privé du toucher, des embrassades et des accolades. Un manque qui va durer des années, années pendant lesquelles, pour compenser et se contenter, il touchera la guitare, du bois, des tissus, de la matière. « C’était instinctif. Je me suis nourri avec de la matière, mais j’étais en manque de contacts affectifs avec un humain », enchaîne-t-il.
Portant instinctivement cette conscience du toucher, il sculptait du bois avec un canif et fabriquait des objets avec ses mains. Il dira : « Je sentais que mes mains avaient une mission plus élevée… » Bien qu’il ait trouvé intéressant de travailler comme bûcheron, menuisier et mécanicien, il sentait un vide et n’était pas nourri par un toucher relationnel. Puis, à cette même époque, la mentalité, les tabous face au corps et au toucher étaient présents dans l’ensemble de nos rapports humains.
Je lui ai posé la question qui me brûlait les lèvres : qu’est-ce le mot toucher évoquait pour lui? Sans même hésiter, il m’a parlé d’une démarche en abandon corporel qu’il a amorcée en 1976, démarche qui lui a permis de découvrir la puissance du toucher à proprement parler : « Quand le thérapeute touchait le dessous de mon pied avec le bout de son majeur ou encore au creux de mon plexus solaire, ça ouvrait tout un registre de sensations internes. » À cela s’ajoute le toucher présence, indissociable de l’abandon corporel, qui consiste à laisser émerger progressivement ce que le corps a enregistré.
Cette démarche lui a servi de déclencheur pour finalement en faire un tremplin vers la massothérapie. Une envie irrésistible et soudaine le poussa à offrir à des participants du groupe de masser intuitivement leurs pieds pendant les pauses. « Ça m’a conduit à l’évidence des bienfaits et de mon intérêt pour le toucher; de là, j’ai développé le goût d’aller plus loin. »
Voilà que sa passion et son goût pour le massage le poussent à suivre, entre 1982 et 1988, de nombreux ateliers d’exploration du massage. L’année 1988 sera une année marquante puisqu’il termine une formation professionnelle en massage Shiatsu et Suédois, à Québec. La même année, diplôme en main et membre de la FQM, il fonde, avec un petit groupe, le Centre d’épanouissement psycho-corporel de l’Outaouais, qu’il dirigera jusqu’en décembre 1994. Satisfait de son implication, il s’envole pour un voyage au Costa Rica et par la suite, de 1995 à 2012, il travaillera à son compte.
Plus j’écoutais Bertrand, plus je comprenais qu’être massothérapeute est un art et que, par l’exploration du toucher, il avait appris beaucoup sur la nature humaine, mais aussi beaucoup sur lui-même.
Dès la naissance, être touché fait partie des besoins fondamentaux de l’être humain, mais dans nos vies, le toucher n’est pas toujours à notre portée. Le massage vient combler ce besoin pour certains; d’ailleurs, Bertrand est clair là-dessus : « Parfois, la personne arrivait en me disant clairement : “J’ai besoin d’un massage, je n’ai pas été touchée ça fait des mois. J’ai besoin d’être touchée!” Au-delà du massage musculaire, elle avait ce besoin d’une présence, d’être enveloppée d’un toucher nourrissant. »
La cartographie du corps : une mosaïque de mémoires, de blessures et d’émotions. « Le corps prend la forme de ses expériences agréables et aussi de ses traumatismes. Des parties sont libres et confortables, tandis que d’autres sont tendues et chargées d’émotion. » Le massage peut-il alors être une voie pour se retrouver soi-même? « Les couches de résistance relâchent d’une séance à l’autre et, progressivement, la personne arrive à ressentir plus d’harmonie dans l’ensemble de son corps. C’est souvent la surprise de la personne de sentir qu’en s’ouvrant de plus en plus, c’est le meilleur d’elle qu’elle découvre. »
J’ai appris pendant ma rencontre avec Bertrand que, si une personne n’aime pas une partie de son corps, elle dira : « Je ne veux pas que tu me masses le ventre, ou autre… » « C’est souvent là un besoin en privation, parce que c’est une partie d’elle qu’elle refuse. Ces zones contiennent des mémoires ou des traumatismes que je me dois de respecter et d’apprivoiser tranquillement avec elle », explique-t-il.
Quel est le plus grand bienfait d’un massage? « Par la relaxation, c’est de rentrer chez soi, de reconnaître ses propres cellules à travers l’expérience, c’est de s’approprier son corps. Par les sensations éprouvées, j’habite plus mon corps, j’en deviens plus propriétaire. Tout ça est activé par le toucher et les différentes manœuvres du massage. »
Au moment d’écrire ces lignes, j’écoute un air de violoncelle, un air vibrant, enveloppant, remuant, et je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec le geste du toucher en massage, duquel on peut dire qu’il est un véritable soin profond, relaxant, enveloppant et rassurant.
Le mot massage tire son étymologie du mot grec massein, de l’hébreu mashesh et de l’arabe mass dont le sens est palper, pétrir, presser légèrement. Sept cent vingt mille terminaisons nerveuses font de la peau l’organe privilégié du bien-être. C’est probablement ce qui fait dire à Bertrand : « La détente en soi est le principal objectif pour que la personne prenne le temps de se ressentir. »
Pour bénéficier au maximum des bienfaits d’un massage, Bertrand recommande de prendre un bain ou une douche chaude avant le massage, pour libérer les toxines de la peau, pour détendre les muscles et les conditionner à être massés. Après le massage, il est préférable de garder un temps pour soi afin de maintenir l’état de détente.
À celui qui m’a parlé de relations humaines, de toucher et de massage pendant trois heures et qui affirme que le massage est l’une des plus riches expériences de sa vie, j’ai demandé : quand je dis le mot toucher, qu’est-ce qui monte en vous? « C’est une nourriture, une communication, une complicité avec l’autre dans le non-verbal, un accompagnement dans l’harmonisation de soi. »
J’étais curieuse de savoir quels sont, d’après lui, les motifs pour vouloir devenir massothérapeute? « Pour prendre soin, se découvrir, travailler sur soi, pour s’harmoniser soi-même. La plupart des raisons initiales, instinctives, c’est que la personne veut faire du bien, elle veut masser les autres, mais c’est un prétexte parce que ça lui fait du bien à elle de prendre soin, d’être en contact, de toucher; alors, elle veut devenir massothérapeute. Elle découvre qu’elle se nourrit en faisant ça, et c’est ça qui la motive à bien faire ce qu’elle fait. »
Bertrand a été une figure marquante dans le monde de la massothérapie en Outaouais. À celui qui a enseigné durant sept ans et pratiqué durant trente ans, j’ai appris qu’il avait cessé toute pratique en 2012. Avec une émotion palpable, il m’a confié : « Le dernier massage que j’ai donné, c’est à ma conjointe. C’est avec elle que j’ai eu le privilège de mon dernier massage. Je n’en ai pas redonné après son décès. Je l’ai accompagnée avec mon cœur et mes mains pendant ses huit mois de soins palliatifs à la maison. J’honore ces moments d’intimité où le toucher a pris la place des mots… »
« Il m’arrive de masser des pieds et des mains à l’occasion, mais je sens que ma mission en massage est accomplie. Le toucher m’a fait rencontrer le plus beau de l’humain, au-delà de son enveloppe. »
Pour ma part, j’ai été honorée de rencontrer Bertrand Desfossés et de plonger avec lui dans une mer de mots, d’émotions et de partages. Cela m’a profondément enrichie, et je tiens ici à le remercier du fond du cœur.