« Les barreaux sont à l’intérieur de moi », ai-je entendu dire dans les ateliers d’art-thérapie que j’offre à des femmes incarcérées.
Le fait que 80 % ont été marquées par l’abus, la perte ou l’abandon donne du relief à cette constatation. Plusieurs sources confirment que parmi les effets à long terme de ces traumatismes figure un sentiment d’impuissance. On peut comprendre que ce sentiment soit exacerbé par un régime de vie impliquant une surveillance constante et des restrictions imposées sur les activités, les déplacements, les fréquentations ainsi que sur l’expression des opinions et des sentiments. Malgré que bien des femmes en détention perçoivent la prison comme un lieu hostile et stérile, certaines profitent de leur séjour pour chercher à reprendre le contrôle de leur vie.
Dans ma propre vie, les expériences qui m’ont d’abord semblées pénibles sont devenues le moteur d’une transformation positive. Au cœur de ce processus se trouve la capacité d’accéder à ce que j’appelle un espace sacré. J’accède à cet espace par des actes qui engagent tout mon être, comme la contemplation, la méditation et la création dont la pratique m’expose à mes désirs les plus profonds. Dans cet espace intérieur, j’ai pris conscience de ma valeur intrinsèque et trouvé le pouvoir d’influencer le cours des choses. Ainsi, pour mon travail auprès des femmes incarcérées, je suis partie de l’idée que l’art-thérapie pourrait les mener vers un espace sacré apte à révéler leur potentiel et à les mettre en contact avec un sentiment de maîtrise. Cela peut sembler paradoxal. Comment un espace voué à l’emprisonnement pourrait-il s’ouvrir sur un espace sacré? Et comment les femmes incarcérées pourraient-elles développer un sentiment de pouvoir personnel à même un lieu où elles sont assujetties à l’autorité?
Pour répondre à ces questions, il faut savoir que les ateliers d’art-thérapie permettent une grande liberté d’action. Il ne faut pas penser que cela se traduit par un « free for all »! Au contraire, j’installe des paramètres clairs basés sur les notions de respect et de confidentialité, mais ce cadre est tempéré par l’opportunité de se livrer sans avoir peur d’être jugée. Le côté ludique des arts favorise cette suspension du jugement et permet de renouer avec l’enthousiasme et la passion, des sensations parfois difficiles à contacter quand on est en détention. L’éventail de couleurs, de textures, d’odeurs et le joyeux désordre qui se déploie durant l’atelier contribuent à stimuler cette énergie créatrice et à pallier à la stérilité d’un lieu institutionnel. Au-delà du sentiment de liberté favorisé par les rapports égalitaires et l’occasion de prendre des initiatives, il existe cet espace imaginaire illimité auquel les participantes peuvent accéder par le biais de la création. L’art permet un contact intime avec des dimensions qui échappent normalement à notre conscience, qu’il s’agisse d’un monde de rêves ou de fantasmes, de l’inconscient ou de la sphère mystique. L’historien d’art René Huygue (1980) explique que l’artiste enfreint les limites où « le temps et l’espace l’enferment » pour trouver un débouché vers « une expansion qui fasse éclater sa condition d’individu, restreinte et éphémère ». Bien sûr, la profondeur de l’expérience vécue par l’artiste dépend du degré de son engagement et de son investissement. D’après mes observations, les femmes incarcérées découvrent généralement que l’expression artistique peut servir d’exutoire pour des émotions troublantes; dissiper l’anxiété et induire un sentiment de paix; rehausser l’estime de soi et susciter un sentiment de fierté.
Un extrait d’une séance d’art-thérapie avec Maryse (un pseudonyme) illustre le pouvoir transformateur de la création. Dans sa première mouture, une peinture de sa silhouette lui inspire de l’aversion. Il faut dire que l’application d’un pastel noir a créé un effet non voulu de barreaux de prison. « J’t’en prison » dit-elle, une constatation qui l’amène à travailler avec vigueur pour couvrir le fond de couleurs chaudes. Alors que les barreaux lui faisaient penser à « un monde un peu violent », le résultat final lui semble « moelleux, confortable ». Le losange en filigrane est « un espace par en dedans (…) qui vient me réconforter », explique-t-elle. Elle semble fière d’avoir bravé sa peur du rejet. « J’ai arrêté de me juger, précise-t-elle. Je m’suis dit, ben c’est comme ça que j’suis et si c’est laid, ben, si c’est pas correct, j’fais la même chose pareil et c’est pour ça là que j’ai de l’énergie, j’suis calme. »
En résumé, l’art-thérapie permet d’accéder à un espace de non-jugement au sein duquel on peut jongler – dans un esprit de jeu – avec ce qui intrigue, émerveille ou dérange et ainsi développer un sentiment de pouvoir personnel. J’y plonge et replonge dans le cadre de ma propre pratique artistique et aussi par le biais du rituel et de la méditation, mais quel privilège d’y pénétrer en plus dans le cadre de mon travail auprès des femmes qui sont incarcérées!
Réf. : Huyghe, R. (1960). L’Art et l’âme. Paris: Flammarion.