Interview avec Jean-Yves Leloup
Il y avait longtemps que le personnage de Marie-Madeleine m’interpellait. Il faut croire que sans bien le comprendre, je pressentais la force de ce symbole féminin par excellence. En tout cas, depuis le jour où j’ai reçu l’éclairage de Jean-Yves Leloup sur ce personnage mythique, je ne cesse de découvrir les multiples facettes de la Marie-Madeleine en moi et de me mettre au défi de vivre les prises de conscience que cela suppose. Tout un contrat, vous verrez! Et en même temps, un chemin fabuleusement transformateur…
Prêtre orthodoxe d’origine française, docteur en psychologie, en philosophie et en théologie, Jean-Yves Leloup est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages hautement inspirés et chaudement accueillis par le public. Cet homme à l’intelligence du cœur peu commune s’est rapidement intéressé au personnage de Myriam de Magdala (Marie-Madeleine), d’abord dans le cadre d’une démarche personnelle, puis en tant qu’érudit.
Q. Jean-Yves Leloup, comment vous êtes-vous intéressé au personnage de Marie-Madeleine et à ce qu’elle symbolise?
R. Cela s’est produit lorsque j’ai visité la Sainte-Baume, en Provence, qui est un lieu sacré dédié à la présence de Myriam de Magdala. On peut dire que Myriam est l’incarnation du féminin face à la présence du personnage de Jésus, lequel est l’incarnation du masculin. Tout cela est à réconcilier : que l’on soit de sexe masculin ou féminin, retrouver en soi le féminin sacré passe d’abord par une réconciliation psychologique et même physique avec sa propre mère, avec sa propre matrice. Tant qu’on n’a pas rencontré son propre féminin ou son propre masculin, on le projette sur l’autre. Quand on a l’impression de connaître quelqu’un depuis très longtemps et qu’on a ce que l’on appelle un coup de foudre, c’est en fait une partie ignorée de nous-même qui réagit. La personne aimée nous aide à découvrir ce féminin ou ce masculin qu’on ne connaissait pas. Lorsqu’on a retrouvé cet autre aspect en soi, il arrive alors qu’on se demande ce qu’on peut bien faire avec cette même personne! Mais c’est peut-être justement le moment où on va commencer à l’aimer vraiment et à ne plus la considérer comme la projection d’une partie de soi-même.
Q. Vous voyez donc le personnage de Marie-Madeleine comme un symbole non seulement spirituel, mais aussi purement psychologique?
R. Je crois que cela a d’abord été une démarche psychologique de connaissance de moi-même à partir des différentes polarités, ce qu’on appelle « l’Anima » chez Jung. Mais à côté du féminin spirituel, un féminin sacré; on parlera de la Sophia, c’est-à-dire de la sagesse. Je crois que c’est en se réconciliant avec la dimension féminine de l’être que l’on se réconcilie avec sa dimension spirituelle. C’est Graf Dürckeim qui disait que le chemin vers le spirituel passe par la reconquête de la dimension féminine, contemplative, creuse : la coupe qui accueille l’Être, le Graal.
Q. On parle de l’Anima et de l’Animus en psychanalyse, du yin et du yang dans le Tao, mais dans l’enseignement chrétien, il me semble qu’on en parle très peu, hormis peut-être les personnages de Marie et Joseph?
R. Dans la tradition chrétienne, c’est le personnage de Marie, la mère de Jésus, qui a pris toute la place. Nous avons tous à vivre ce que Marie a incarné dans sa réceptivité. Marie, c’est la terre, c’est le cosmos, c’est la matière qui accueille le Verbe, la formation créatrice. Chacun de nous est appelé à devenir une Mère de Dieu, c’est-à-dire à mettre Dieu au monde. Cela peut sembler un peu curieux que pour devenir mère, il faille devenir vierge! Lorsqu’on dit que Marie est vierge, ce n’est pas dans le sens anatomique ou physique du terme, mais c’est la virginité de l’esprit, du cœur. Dans ce silence du cœur, du corps, de l’esprit, une autre conscience peut naître, le verbe peut naître.
Q. Dans l’imaginaire de bien des gens, Marie-Madeleine est en effet la prostituée. Dans vos livres, vous remettez les pendules à l’heure sur ce point.
R. Nulle part dans les Évangiles, il n’est question de Myriam de Magdala comme une prostituée. C’est une création de l’Église qui est apparue par la suite. Myriam était considérée comme une pécheresse, comme quelqu’un de hors-la-loi, qui n’entre pas dans les normes de la religion, dans la société de son époque. La raison en est qu’elle cherchait la connaissance par l’étude de la Torah et des Écritures, un domaine réservé aux hommes. Les femmes devaient rester à la maison, s’occuper des enfants et du ménage, et voilà qu’apparaît une femme libre à la recherche de la Connaissance.
Q. Croyez-vous que les gens sont maintenant prêts à comprendre que ces métaphores s’adressent à des aspects intérieurs de nous-mêmes?
R. Bien sûr, les écrits sacrés sont des écrits symboliques où Marie n’est pas simplement un personnage de l’Histoire, mais elle représente un archétype. On pourrait dire qu’elle incarne le « oui originel ». On parle toujours du péché originel, mais on peut aussi parler de la grâce originelle : de cet état de Oui qui précède tous les Non. Dans nos vies, le Oui consiste à découvrir ce qui est plus profond que notre premier Non, c’est-à-dire à trouver ce qui est plus profond que la peur. Trouver le féminin sacré en nous, c’est découvrir en nous le « Oui à la vie », le « Oui sans peur ». Chacun de nous a à découvrir en lui-même la Marie de son être, le féminin de son être. On pourrait dire que chacun de nous a à vivre l’Immaculée conception, c’est-à-dire le silence immaculé qui conçoit le Verbe. Il y a ce que l’on conçoit parce qu’on l’a appris, on l’a médité, on l’a lu, on l’a acquis. Et il y a aussi ce qui est conçu à partir du silence, c’est ce qu’on appelle une Immaculée conception.
Q. À quoi pourrait ressembler une société où le féminin reprendrait tout à coup ses droits?
R. Ce serait une société beaucoup plus tranquille. Ce ne seraient pas les valeurs de production et la réussite sociale qui compteraient. L’important n’est pas d’être riche et d’avoir beaucoup. L’important, c’est d’être et d’être riche dans ses relations. Ne pas avoir peur du silence, de l’espace dans lequel la vie apparaît. Se réconcilier avec le féminin, c’est se réconcilier avec la vacuité, avec cet espace dans lequel apparaissent toutes choses.